Investir à long terme pour la planète
William E. Peressini, chef de la direction de Hancock Natural Resources Group (HNRG), et Brian J. Kernohan, chef du développement durable, Marchés privés, traitent du signal d’alarme lancé par la pandémie de COVID19 quant aux conséquences de l’inaction climatique. Comment la nature elle-même peut-elle offrir les solutions qui sont essentielles pour atténuer les changements climatiques?
Une super année pour la nature?
L’année 2020 devait être la super année pour l’environnement de l’Initiative financière du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE). Inger Andersen, directrice exécutive du PNUE, a présenté un plaidoyer aux gouvernements en faveur de la réaffirmation de leur engagement à « faire en sorte que l’importance de la nature soit reconnue […]. Nous devons changer les moteurs de la croissance économique, la manière dont nous construisons nos villes, le mode de production des aliments, les choix que nous faisons chaque jour1». Pourtant, au moment même où ces paroles étaient prononcées, la COVID-19 se propageait à notre insu partout sur la planète.
Nous avons douloureusement pris conscience du fait que l’empiétement des humains sur les habitats de la faune et de la flore de même que la déforestation des zones tropicales sont liés à l’émergence de maladies zoonotiques comme la maladie à coronavirus (COVID-19)2. Nous sommes tout aussi conscients des mesures qu’on aurait pu prendre, à des coûts relativement modestes, pour prévenir ce qui est manifestement la pire pandémie depuis un siècle3. En fait, nous connaissions le risque et nous savions comment le réduire, mais nous n’avons rien fait. La nature a évidemment fait l’objet de toutes les attentions quand la catastrophe a frappé et nous avons durement appris que la santé publique dépend de la santé de la planète.
« Nous connaissions le risque et nous savions comment le réduire, mais nous n’avons rien fait. »
S’il y a un élément positif, c’est que la crise sanitaire nous projette dans le scénario probable — plus graduel, mais beaucoup plus désastreux — de l’inaction climatique. Cinq ans après que 197 pays membres ont ratifié l’Accord de Paris convenu à l’occasion de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, les progrès accusent des retards lamentables. Nous sommes conscients des risques, nous savons ce qu’il faut faire et, malgré cela, nous n’avons encore pris aucune mesure décisive. L’année 2020 n’a pas permis les avancées espérées, mais elle a mis en lumière la voie à suivre.
Autre phénomène mondial : des engagements et des normes en matière de climat
L’an dernier, alors que la pandémie déferlait, un autre phénomène beaucoup plus salutaire se faisait jour : une vague de fond d’engagements, d’alliances, de divulgations, de cadres de présentation de l’information et de normes comptables provenant de grandes sociétés et concernant le climat (et la nature). De nouvelles initiatives sont venues s’ajouter aux cadres préexistants tels que le Groupe de travail sur l’information financière relative aux changements climatiques, les cibles fondées sur des données scientifiques et la Net-Zero Asset Owner Alliance : les cibles pour la nature fondées sur des données scientifiques du Groupe de travail sur l’information financière relative à la nature4, Transform to Net Zero5, la taxonomie des Nations Unies pour une finance durable, Partnership for Carbon Accounting Financials6 et Partnership for Biodiversity Accounting Financials7. L’an dernier, le nombre d’entreprises qui se sont fixé des cibles de zéro émission nette a à peu près doublé, passant à plus de 1 5008. Maintenant que le socle de l’action climatique est en place dans le secteur privé, les entreprises réagissent.
Des solutions naturelles aux problèmes climatiques
On observe aussi un intérêt grandissant pour les solutions naturelles aux changements climatiques et les solutions fondées sur la nature — des initiatives ancrées dans des écosystèmes de fonctionnement qui sont génératrices de valeur non seulement parce qu’elles s’attaquent aux problèmes auxquels la société fait face, mais aussi parce qu’elles mettent la nature à contribution en tirant un meilleur parti de la biodiversité et des services rendus par les écosystèmes. Les solutions naturelles aux changements climatiques consistent en décisions en matière d’aménagement du territoire qui reposent sur des solutions inspirées de la nature et favorisent le stockage du carbone ou empêchent les émissions de gaz à effet de serre à l’échelle des forêts, des tourbières, des prairies et des terres cultivées du monde entier.
Les deux principales catégories de solutions naturelles aux problèmes climatiques sont les forêts et les terres cultivées et des études ont révélé que les solutions naturelles « peuvent représenter plus du tiers des mesures d’atténuation rentables qu’il faudra prendre d’ici à 2030 pour stabiliser le réchauffement sous la barre des 2°C9 ». Ces réservoirs naturels se trouvent à l’extrémité inférieure de la courbe des coûts de séquestration du carbone10 et offrent, d’après le PNUE, « le meilleur moyen de promouvoir le bien-être des humains, de lutter contre les changements climatiques et de protéger la vie sur Terre11 ». Il est providentiel que la nature elle-même puisse apporter des solutions essentielles pour atténuer les changements climatiques.
Je pense que nous avons impérativement besoin de ces solutions naturelles et que les forêts auront selon toute probabilité un rôle primordial à jouer. Selon les Principes pour l’investissement responsable (PIR) mis de l’avant par l’ONU, « les stocks de carbone forestier peuvent générer une valeur actualisée nette de près de 7 700 milliards de dollars américains pour les investisseurs jusqu’en 2050. Ainsi, la politique relative au carbone terrestre attribuera une valeur au carbone stocké dans les végétaux et les sols, créant un tout nouveau secteur d’activité qui stimulera la croissance économique et les investissements12 ». Voici un exemple pour illustrer l’envergure des projets de séquestration du carbone forestier qui devront être réalisés : le nouveau groupe de travail sur la mise à l’échelle des marchés volontaires du carbone (Taskforce on Scaling Voluntary Carbon Markets) estime que ces marchés « doivent être multipliés par plus de 15 d’ici à 2030 pour soutenir les investissements nécessaires à l’atteinte de la cible de limitation du réchauffement à 1,5°C13 ».
Vu l’ampleur de la tâche, une question s’impose : comment y arrivera-t-on?
Les répercussions d’abord dans le choix des placements et la révolution liée aux solutions naturelles : reconnaître la valeur des actifs sous-évalués
Depuis notre fondation, le principe directeur de notre société est le suivant : « une bonne gérance favorise des activités viables ». Notre mission, qui vise à rendre les conditions de vie meilleures par l’intendance des populations et de l’environnement, consiste à créer de la valeur en gérant de manière durable les placements en ressources naturelles. Nous avons d’emblée donné priorité aux aliments et aux fibres afin de répondre aux besoins humains de base par la production de fruits, de noix, de bois d’œuvre, de papier et de coton.
Cependant, comme les répercussions des changements climatiques deviennent plus claires et la nécessité d’adopter des mesures d’atténuation et d’adaptation en ayant recours à des solutions naturelles aux problèmes climatiques devient plus impérieuse, nous amorçons la gestion d’un autre besoin humain de base : un environnement naturel stable et résilient.
Dans le passé, les investisseurs nous ont confié l’intendance et la culture des terres dans une optique durable, mais nous savons aujourd’hui que les investisseurs qui considèrent d’abord les répercussions dans le choix de leurs placements sont motivés par la lutte contre les changements climatiques et la perte de la nature. Ces investisseurs perçoivent de la valeur, là où d’autres n’en voient peut-être pas, dans la séquestration du carbone et les services écosystémiques et font peut-être passer ces enjeux avant les rendements financiers. Comme ces investisseurs attribuent au carbone une valeur supérieure à celle que lui accorde la société en général et comme ils fixent peut-être leur propre prix au carbone, ils investissent peut-être dans des forêts ou des stratégies dont les taux de rendement ne semblent pas optimaux.
« Une bonne gérance favorise des activités viables. »
Il est normal de penser que l’optimisation de la gestion forestière dans le but de séquestrer le carbone, auquel on n’attribue aucune valeur, est probablement illogique (c.-à-d. qu’elle se révélera non rentable), mais seulement si on répète l’erreur qui nous a menés tout droit à l’urgence climatique actuelle : la sous-évaluation du carbone. De l’avis de certains, le fait qu’on fasse si peu de cas du carbone prouve que le marché ne lui attribue pas de valeur et, par conséquent, qu’il ne vaut pas la peine d’investir dans ce marché. D’autres, par contre, y voient une occasion d’affaires; il se peut que les investisseurs qui accordent la priorité à l’impact de leurs placements s’intéressent justement au carbone parce qu’ils estiment que ce marché est sous-évalué.
Les forêts sont peut-être plus précieuses aux yeux de ces investisseurs parce qu’ils attribuent une valeur plus grande au carbone qu’aux revenus traditionnellement tirés du bois d’œuvre. Ces investisseurs tiennent généralement compte de la valeur du carbone dans leur tarification et lorsque les coûts évités de la tarification du carbone sont comptabilisés dans les rendements financiers, ceux-ci peuvent devenir plus intéressants parce que plus le prix du carbone est élevé, plus le potentiel de rendement financier l’est également. Lorsque les investisseurs attribuent au carbone la valeur que la société dans son ensemble devrait, selon nous, lui accorder, leurs calculs prennent une tout autre signification : il y a des raisons d’espérer que les politiques relatives au carbone terrestre permettent l’avènement d’un secteur d’activité totalement nouveau.
Le marché volontaire du carbone a enregistré une croissance de 6 % en 2019
Forest Trend’s Ecosystem Marketplace. The Only Constant is Change. State of the Voluntary Carbon Markets 2020, Second Installment Featuring Core Carbon & Additional Attributes Offset Prices, Volumes and Insights. Washington DC: Forest Trends Association, December 2020. https://www.forest-trends.org/publications/state-of-the-voluntary-carbon-markets-2020-the-only-constant-is-change/
Si les gouvernements mettent en œuvre les leviers de l’inévitable réponse politique des PIR, qui s’avèrent nécessaires pour créer des incitatifs à la limitation du réchauffement planétaire à 1,5°C, tout le monde attribuera bientôt une valeur plus importante au carbone. Le moment venu, quels seront les portefeuilles les plus avantagés? Les investisseurs qui auront décidé de ne pas investir dans la résorption du carbone sous prétexte que cela était financièrement irrationnel ou ceux qui lui ont attribué dès le départ une valeur plus élevée, c’est-à-dire les détenteurs de portefeuilles qui ont investi dans le carbone avant que cela soit logique du point de vue financier?
Ce scénario pourrait toutefois ne pas se concrétiser. Les risques sont inhérents aux placements, mais les investisseurs sont généralement rémunérés pour leur prise de risques. Gardons à l’esprit que si nous nous dérobons aux risques de la transition qui se profilent, nous ferons inévitablement face aux risques physiques liés à un réchauffement extrême. Or, nous avertissent les scientifiques, ces risques mèneront à une destruction de valeur dont nous ne pouvons imaginer l’ampleur. Notre recommandation pour l’avenir : investissez à long terme pour la planète même si vous risquez de perdre quelques points de base; misez à court terme sur la planète et vos pertes pourraient être incommensurables.
« Misez à court terme sur la planète et vos pertes pourraient être incommensurables. »
Seul le temps fera la différence entre les engagements de bonne foi envers le climat et la nature et les promesses creuses non tenues. Selon nous, ce sont les investisseurs qui attribuent dès maintenant une valeur plus élevée au carbone qui changeront la donne.
On attend toujours le verdict au sujet de 2020. L’année 2020 aura-t-elle été pour la nature la super année qui n’a pas eu lieu ou l’année qui a jeté un éclairage cru sur une foule d’enjeux, l’année de la grande prise de conscience? Seule 2021 le dira. Quant à nous, nous allons investir à long terme pour la planète — joignez-vous à nous, la forêt attend!
Glossaire
Réservoirs naturels : systèmes naturels qui absorbent et stockent le dioxyde de carbone, par exemple les océans, les végétaux et les sols.
Séquestration du carbone : processus de captage et de stockage du dioxyde de carbone atmosphérique.
Stocks de carbone : quantité de carbone atmosphérique qui est séquestrée et stockée dans un écosystème.
Marchés volontaires du carbone : marchés sur lesquels sont achetés les émissions de gaz à effet de serre ou les crédits carbone pour atténuer ou contrebalancer la production d’émissions nocives.
Renseignements importants
1 2020 Resolutions for Nature, Inger Anderson, United Nations Environment Programme, 31 janvier 2020. 2 Emerging threats linking tropical deforestation and the COVID-19 pandemic, Pedro H.S. Brancalion et coll., Perspectives in Ecology and Conservation, 30 septembre 2020. 3 Inside America’s 2-decade failure to prepare for coronavirus, Dan Diamond, Politico, 4 novembre 2020. 4 Bringing together a taskforce on nature-related financial disclosures, Taskforce on Nature-related Financial Disclosures, décembre 2020. 5 Transfer to net zero, décembre 2020. 6 Partnership for Carbon Accounting Financials, décembre 2020. 7 Partnership for biodiversity accounting financials, décembre 2020. 8 Accelerating net zero: exploring cities, regions, and companies’ pledges to decarbonize, Data-driven EnviroLab et NewClimate Institute, septembre 2020. 9 Natural climate solutions, Natural Academy of Sciences of the United States of America, 31 octobre 2017. 10 Carbonomics: the green engine of economic recovery, Goldman Sachs Equity Research, 16 juin 2020. 11 Spotlight on nature and biodiversity, PNUE, 10 février, 2020. 12 The inevitable forest finance response: investor opportunities, PIR, octobre 2020. 13 Taskforce on scaling voluntary carbon markets, document de consultation, novembre 2020.
Note de la rédaction : Une grande partie de ce contenu a été publiée pour la première fois dans Pensions & Investments, February 10, 2021.
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