Intégrer le conflit entre la Russie et l’Ukraine dans les perspectives macroéconomiques mondiales

Pour l'économie mondiale, le conflit Russie-Ukraine et ses répercussions équivalent à un choc stagflationniste. Nous évaluons l'impact de la situation sur nos perspectives macroéconomiques à moyen terme.

Les événements géopolitiques sont une véritable malédiction pour les stratèges macroéconomiques. Ces événements sont difficiles à prévoir et peuvent perturber de façon brutale les cours du marché, bien que normalement sur de courtes périodes. En outre, ils ont tendance à distraire les intervenants sur le marché, qui devraient pourtant garder le cap sur les thèmes fondamentaux à long terme. Lorsque surviennent ces événements, les stratèges macroéconomiques chevronnés soulignent généralement les avantages de regarder au-delà des manchettes et de se concentrer sur le stade du cycle économique, l’orientation des taux d’intérêt et la vigueur de la consommation.

Pourtant, comme nous avons passé les dernières semaines à nous interroger sur les répercussions d’un conflit entre la Russie et l’Ukraine, nous ne pouvons pas ignorer son incidence sur nos perspectives macroéconomiques mondiales. Même si de nombreux actifs ont déjà rebondi par suite de leur dégringolade initiale, nous croyons qu’il est important de songer à l’incidence de la situation sur nos perspectives à moyen terme.

Un choc économique stagflationniste

Le conflit et ses répercussions constituent en effet un choc économique stagflationniste, qui frappe l’économie mondiale au moment où elle compose déjà avec une inflation éprouvante et où des signes laissent entrevoir un ralentissement de la croissance. Même si l’ampleur du choc demeure inconnue et qu’elle sera tributaire de l’évolution de la situation, la trajectoire de cet événement géopolitique est suffisante pour nous permettre :

  • De renforcer notre conviction actuelle selon laquelle la première moitié de 2022, plus particulièrement le deuxième trimestre, est susceptible d’être caractérisée par une dynamique de stagflation (baisse de la croissance, hausse de l’inflation) de même que par des épisodes plus fréquents d’aversion pour le risque
  • De modérer notre conviction voulant que le deuxième semestre de 2022 renoue aisément avec un scénario optimal (croissance stable et baisse de l’inflation)

Puisque le conflit est encore jeune, je tiens à souligner qu’il s’agit là de changements dans nos convictions à l’égard de notre scénario de base, et non d’un changement de nos perspectives en général.

L’inflation des produits de base sera déterminante

Tout d’abord, le principal canal par lequel le conflit affectera la croissance mondiale et les attentes en matière d’inflation est celui des produits de base. Comme Sue Trinh l’a récemment expliqué, le conflit entre la Russie et l’Ukraine doit être surveillé de très près, d’autant plus que la Russie joue un rôle essentiel sur les marchés des produits de base :

« À l’échelle mondiale, la Russie est le premier exportateur de gaz naturel (17,1 % de la production mondiale) et le deuxième exportateur de pétrole brut (12,1 %). À titre de comparaison, l’Arabie saoudite occupe une part de 12,5 % du marché du pétrole brut.

La Russie et l’Ukraine sont également d’importants producteurs agricoles : leurs exportations combinées de blé, d’orge et de maïs représentent 21 % du total mondial et, ensemble, elles produisent 60 % des huiles de tournesol de la planète. Aussi, la Russie et le Bélarus comptent pour environ 20 % des exportations totales d’engrais, ce qui est vital pour la production alimentaire mondiale.

Parallèlement, la Russie est l’un des plus grands producteurs mondiaux de métaux critiques. Elle est le plus important exportateur de palladium (20,7 % du volume total) et se classe au deuxième rang derrière le Chili pour ce qui est du cuivre affiné (7,1 %). Le pays détient également la troisième position pour le nickel (11,2 %) et l’aluminium (9,0 %). »

Notre cadre à trois volets pour évaluer la situation

Cela dit, nous avons élaboré un cadre simple qui nous permet de tenir compte de l’évolution de ce conflit dans nos perspectives.

1 Un autre choc stagflationniste.

Nos lecteurs assidus savent peut-être que nous sommes d’avis qu’une dynamique de stagflation (inflation plus élevée que souhaité, croissance plus faible que souhaité) se fera probablement sentir au premier semestre de 2022 (surtout à la fin du premier trimestre et au deuxième trimestre). La composante d’une inflation plus élevée que souhaité est reconnue et l’augmentation continue des prix de l’énergie (et des aliments), exacerbée par le conflit entre la Russie et l’Ukraine, s’observe facilement.

L’incidence secondaire de la flambée des prix de l’énergie et des aliments est cependant un choc de croissance, car la demande d’énergie a notoirement limité l’élasticité, c’est-à-dire que même si les prix de l’essence ou du chauffage grimpent en flèche, nous devons tout de même nous rendre au travail et rester au chaud, et les consommateurs doivent ainsi piger dans leur épargne ou réduire d’autres dépenses. Cela s’ajoute à la croissance négative des salaires réels et à la faiblesse des données sur la confiance des consommateurs dans la plupart des grandes économies. En outre, les données sur le revenu des particuliers aux États-Unis ont été publiées cette semaine et montrent une progression de 0,0 % du revenu sur un mois, et les dépenses ont augmenté uniquement en lien avec la baisse du taux d’épargne. Ce contexte n’a rien de sain pour les consommateurs qui subissent un autre choc des prix. Au cours des prochaines semaines, nous prévoyons nous attarder beaucoup plus à l’exposition à l’énergie des consommateurs à l’échelle mondiale.

Nos décisions reposaient déjà sur des attentes voulant que les coûts élevés nuisent à la croissance, mais le conflit entre la Russie et l’Ukraine exacerbe le problème et favorise l’aplatissement soutenu de la courbe de rendement. Cela pourrait aussi compromettre nos attentes selon lesquelles l’inflation commencerait à ralentir après février et chuterait de façon marquée à 2 % dans la plupart des grandes économies d’ici la fin de l’année. Nous sommes encore à l’aise avec la trajectoire de ce déclin, mais sa vitesse pourrait être affectée par ces tensions.

Conjuguée aux perturbations de la chaîne d’approvisionnement qui pourraient limiter la reconstitution des stocks qui, nous l’espérions, stimulerait la croissance au deuxième semestre de 2022, notre prévision de retour à un scénario optimal d’ici la fin de l’année semble tout sauf certaine.

2 Ralentissement potentiel du resserrement des banques centrales.

Les décideurs des banques centrales ont été nombreux à faire des sorties cette semaine et rares sont ceux qui ont pu éviter d’aborder le conflit entre la Russie et l’Ukraine. La plupart d’entre eux ont souligné l’incertitude qui plane désormais sur les perspectives et ont minimisé la probabilité d’une hausse de 50 points de base (pb) en mars. Quant à eux, les marchés qui misaient il y a deux semaines sur une hausse de 50 pb quasiment certaine estiment désormais cette éventualité à une sur cinq. Cela est conforme à nos perspectives à l’égard des banques centrales, selon lesquelles les probabilités d’une hausse de 50 pb étaient surévaluées. En effet, nous continuons de croire que la Réserve fédérale américaine (Fed) peut relever ses taux trois fois cette année, en plus de procéder à un resserrement quantitatif, alors que le marché continue de miser sur six à sept hausses au cours des 12 prochains mois.

La Fed se trouve une fois de plus dans une situation où l’inflation est imputable à l’évolution de la conjoncture mondiale et de l’offre; les hausses de taux d’intérêt ne feront pas grand-chose pour freiner l’inflation alimentée par l’énergie et exacerbée par des événements géopolitiques. Cependant, les pressions découlant de certaines hausses modérées de l’inflation dans les secteurs axés sur les services et les défis politiques associés aux prévisions de 7 % et plus par rapport à l’année précédente signifient probablement qu’elles sont toujours sur la voie de la normalisation.

La principale raison pour laquelle nous nous attendons à ce que la Fed adopte une position plus conciliante cette année réside dans le fait que nous croyons que le thème de l’inflation élevée laissera place à celui de la faible croissance. Et si nous avons raison d’affirmer que le conflit entre la Russie et l’Ukraine aggravera le choc de croissance, nous sommes alors encore plus convaincus que le marché est surévalué. D’une part, parce que ce dernier tient toujours compte d’une probabilité de 20 % d’une hausse de 50 pb en mars, et d’autre part, en raison de l’ampleur du resserrement prévu de la Fed en 2022. Si la Fed devait changer de direction, elle sera en mesure de redresser la courbe, ce qui est désespérément nécessaire, et de soutenir une prolongation du cycle.

Certes, le conflit entre la Russie et l’Ukraine ne concerne pas uniquement la banque centrale américaine. Nous nous attendons à des commentaires plus conciliants de la Banque du Canada, de la Banque d’Angleterre et, surtout, de la Banque centrale européenne, à mesure qu’elle évalue la dynamique de stagflation en jeu.

3 Incidences/thèmes relatifs

Incidences/thèmes relatifs. Nous nous attendons à ce que le thème de la désynchronisation mondiale prenne de l’importance au cours de 2022. Bien que le choc stagflationniste qui émane du conflit entre la Russie et l’Ukraine soit de nature mondiale, ses effets se feront sentir de façon inégale à l’échelle planétaire. En ce qui concerne les principales économies, l’Europe est la plus exposée à la destruction de la croissance causée par la hausse des prix de l’énergie, compte tenu de son exposition au gaz naturel et de ses faiblesses actuelles. En effet, les probabilités de récession en Europe augmenteront au cours de la prochaine année (bien que notre scénario de base ne prévoit pas de récession). Nous pensons que les États-Unis sont mieux placés pour absorber une partie de l’inflation des prix de l’énergie et des aliments, bien que le pays, en termes absolus, se trouve dans une pire situation.

Comme l’a mentionné Sue Trinh, les marchés émergents sont, dans l’ensemble, affaiblis, mais les économies qui peuvent absorber la hausse des prix des aliments et de l’énergie (p. ex., Singapour et la Malaisie) ou celles qui sont le moins exposées aux chocs de liquidité (p. ex., l’Indonésie et les Philippines) pourraient afficher des rendements supérieurs. Il est également probable que les exportations mondiales ralentissent quelque peu, de sorte que les économies moins tributaires de la demande étrangère pourraient profiter d’un léger avantage relatif.

Une crise généralisée dans le secteur de la santé, comme une pandémie mondiale, pourrait entraîner une forte volatilité des marchés, la suspension et la fermeture des opérations de change, et affecter le rendement des fonds. Par exemple, le nouveau coronavirus (COVID-19) a considérablement perturbé les activités commerciales à l’échelle mondiale. Les répercussions d’une crise sanitaire ainsi que d’autres épidémies et pandémies qui pourraient survenir à l’avenir pourraient avoir des répercussions sur l’économie mondiale qui ne sont pas nécessairement prévisibles à l’heure actuelle. Une crise sanitaire peut exacerber d’autres risques politiques, sociaux et économiques préexistants. Cela pourrait nuire au rendement du portefeuille, ce qui entraînerait des pertes sur votre placement.

Les placements comportent des risques, y compris le risque de perte du capital. Les marchés des capitaux sont volatils et peuvent considérablement fluctuer sous l’influence d’événements liés aux sociétés, aux secteurs, à la politique, à la réglementation, au marché ou à l’économie.  Ces risques sont amplifiés dans le cas des placements effectués dans les marchés émergents. Le risque de change s’entend du risque que la fluctuation des taux de change ait un effet négatif sur la valeur des placements détenus dans un portefeuille.

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Frances Donald

Frances Donald, 

Ancienne économiste en chef, Monde et stratège

Gestion de placements Manuvie

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